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dialogues avec l'ange

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dialogues avec l'ange

Hanna Dallos

Joseph Kreutzer

Gitta Mallasz

Lili Strausz

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  Lili, celle qui aide
 
Écoute bien, mon serviteur !
Tu es « celle qui aide »
La clef de tous tes actes, de ton travail
de ton enseignement, c’est le sourire. Essaie !
(DA, p. 213)

Qui n’a pas été ému en lisant les entretiens de Lili avec son maître ? Au fil de leurs rencontres, l’ange de la compassion guide avec douceur « sa bien aimée », « son petit serviteur » pour qu’elle accomplisse au mieux sa « tâche ».
Il ne faut pas penser pour autant que Lili ait été une femme fragile, inspirant la charité. Très belle, Lili avait une stature d’athlète. Pierre Székely (1), dit d’elle qu’elle « avait un visage très marqué, un peu masculin, elle avait beaucoup d'énergie et de force » et il ajoute : « Quand elle posait des questions, elle se mettait volontairement dans son état faible comme un enfant, mais en dehors de ces moments, elle savait ce qu'elle faisait. Elle voulait surtout trouver des affirmations, pour consolider son action, son travail. »
Lili Strausz
Lili Strausz
(avec l'aimable autorisation de B. Montaud)

Un esprit précurseur

Car la « tâche » de Lili était loin d’être facile en Hongrie pendant la seconde guerre mondiale. Elle enseignait l’expression corporelle, mais elle était aussi thérapeute et son travail allait très loin. En fait, elle apprenait à ses élèves à trouver l’unité du corps et de l’esprit. Elle était un précurseur. A cette époque on ne parlait guère de relaxation, ni yoga. Seuls quelques pays étaient ouverts à ces méthodes. L'Allemagne et la Suisse étaient de ceux là. On sait que Lili a suivi un stage vers 1936 avec Elfriede Hengstenberg (1891-1992), une Allemande disciple d'Elsa Gindler qui avait développé une méthode de développement personnel par le mouvement. Mais c'est en Suisse qu'elle avait appris son métier et se ressourçait. Il y avait là deux grands maîtres en la matière : Emile Jaques-Dalcroze, fondateur de la méthode Dalcroze et Rudolf Laban. Ce dernier, d’origine austro-hongroise, enseignait aussi à Budapest et donnait des cours réguliers en été dans les montagnes helvétiques. Peut-être est-ce auprès de lui qu’elle s’est formée.

Lili StrauszDans son travail, Lili était surprenante. Vera Székely (2) disait d’elle : « Elle vous apprenait à découvrir d’inimaginables potentiels cachés dans votre corps, à jouer de vos muscles et de vos os. Elle vous manipulait les jambes, le dos, le cou. Souvent cela déclenchait  des explosions émotionnelles profondes – et Lili se retrouvait donc, de facto, dans la situation d’une psychothérapeute, ce qu’elle assumait avec brio » (SB, Ch. II/2).

Née le 24 septembre 1906 à Keszthely, sur les bords du lac Balaton, Lili, d’origine juive, est la dernière d’une famille nombreuse vivant dans le plus grand désordre. Son père meurt à même pas cinquante ans, alcoolique, et la mère baisse très vite la garde devant une progéniture qui ne cesse de se chamailler, ce dont Lili souffre beaucoup. Un de ses frères, qui a réussi en affaires, possède deux grands cafés à Budapest, dont l’un des plus en vogue où toute la meilleure société se doit d’être vue. Toute la famille habite dans l’immeuble surplombant ce café et Lili passe une grande partie de son temps à essayer de réconcilier les uns avec les autres.
Gitta Mallasz était championne de natation lorsqu’elle fit appel à elle pour soulager ses crampes. Immédiatement le courant passe entre ces deux femmes que tout oppose, l’une fonceuse, l’autre, très réfléchie.
Gitta présente Lili à Hanna Dallos. Toutes trois se découvrent vite de nombreuses préoccupations communes si bien que de fil en aiguille, des rendez vous s’organisent. Peu à peu, tous leurs week-ends y passent. Un cercle se forme que Joseph Kreutzer rejoindra bientôt. .
Et c’est tout naturellement que, lorsque Hanna, Gitta, et Joseph, éprouvant un réel besoin de se retrouver avec eux mêmes, s’installent à Budaliget, Lili les rejoint. Certes, elle reste travailler dans la capitale, mais séjourne à Budaliget les fins de semaine. Elle loue une toute petite cabane, aménagée très succinctement mais située dans un jardin débordant de fleurs et voit ses amis régulièrement.
Un beau jour de juin 1943, Gitta et Hanna lui annoncent un étrange événement : une voix a parlé à Gitta par l’intermédiaire de Hanna. Tout de suite, Lili demande à assister à ces rencontres. Gitta raconte ainsi l’atmosphère de ce premier entretien qui se déroule le 9 juillet 1943 :
« Lili aimerait aussi poser des questions (…)  un court silence, nous sentons toutes une présence très douce et pleine de chaleur (…) L’intonation de la voix a complètement changé. Je ne reconnais plus les accents sévères et parfois effrayants de mon Maître. Maintenant elle est tendre. » (DA, p.31)
En effet, si le premier contact de Gitta avec son maître intérieur a été rugueux :
« On va te faire perdre l’habitude de poser des questions inutiles ! Attention ! Bientôt des comptes te seront demandés ! » (DA, p.23)
Celui de Lili est simple et chaleureux :
« Me voici. Tu m’as appelé. Je t’ai appelée. » (DA, p.31)

Un équilibre difficile

Lili Strausz
Lili Strausz
(avec l'aimable autorisation de B. Montaud)
Tout au long de leurs entretiens, l’ange montrera la voie à son « pareil plus dense ». Car si Lili a un talent incomparable pour soulager ses patients, elle en a moins pour s’en protéger. Elle se charge au contraire de toute leur négativité, ce qui la rend parfois extrêmement vulnérable.
Son chemin lui sera donné dans un rêve :
« Je me savais mortellement malade et me posais cette question : qu'est-ce que j'attends encore de la vie, qu'est-ce que je voudrais encore accomplir ? Mon seul désir était de donner, donner la foi à mes étudiants, pour qu'après ma mort cette foi puisse continuer à croître en eux. En un éclair j'ai pu également entrevoir ce qu'était mon activité, ma vocation. Je me suis sentie très bien pendant ce rêve et même après. » (Cahier de Lili, 10 décembre 1943)
L'ange lui apprendra à se protéger, à éviter l’écueil de la vertu. L’ange « incarne l’amour loin de toute mièvrerie » qui ne ressemble en rien à l’habituelle bonté des hommes.
Ne soyez pas entachés par la « bonté » !
L’homme « bon » qui fait la charité, qui aide, que donne-t-il ? – La mort.
Et il ajoute :
Mais toi…tu n’es pas « bonne » et pourtant le « bon » sera par toi. (DA, p.162)

Les « entretiens de Budaliget » s’achèvent au printemps 1944. Les allemands ont envahi la Hongrie et organisé, avec la plus grande efficacité, la déportation des juifs. Les quatre amis rentrent dans la capitale. Début juin, Joseph est déporté. Quelques temps plus tard, on demande à Gitta de prendre la direction d’un atelier de couture dont les ouvrières seront des juives que l’on cherche à sauver. Elle accepte à la condition que Hanna et Lili la suivent. L’atelier est installé dans un ancien petit couvent vide, Katalin, sur les hauteurs de Buda. Lorsque les trois femmes y arrivent, elles constatent une pagaille noire. Il va falloir remettre de l’ordre. Pour obliger cette centaine de femmes affolées à se transformer en ouvrières disciplinées fabriquant des chemises pour l’armée hongroise, les tâches se répartissent : Gitta doit se montrer intraitable et faire régner une discipline militaire. Hanna et Lili, elles, mettront de l’huile dans les rouages. La première s’occupera de la bonne marche de l’atelier, la seconde plus particulièrement des enfants et des adolescents.
Grâce à la rigueur du « commandant » et au dévouement de Hanna et Lili, l’usine est en mesure de livrer les chemises qui lui sont demandées par ses commanditaires. Katalin, Une usine comme les autres ? … Pas tout à fait. Si Gitta est retranchée dans son rôle de commandante, Hanna, elle, ne cache rien de ses préoccupations spirituelles et Lili enseigne la relaxation aux plus jeunes. Et puis, il y  a les réunions mystérieuses des trois femmes dans la « cabane » du commandant, que personne n’ose approcher. Comme écrit l’une d’entre elle, Agnès Péter, les ouvrières voient dans les trois femmes « des êtres qui les dépassent, par leurs actes de la vie quotidienne aussi bien que par quelque chose d’insaisissable ». (SB, Ch. V, 6)
L’aventure durera cinq mois et demi. En ce temps là, Eichmann et ses sbires déportent des centaines de milliers de juifs. Mais pour Katalin le danger vient des nazis hongrois – les Nyilas – qui ont pris le pouvoir. Après avoir envahi Katalin une première fois le 5 novembre, sans parvenir à leurs fins, ils reviennent le 2 décembre. Certes, grâce à  un incroyable stratagème de Gitta, la plupart des ouvrières parviendront à s’échapper. Mais Hanna et Lili se livrent pour protéger Gitta, qui risque sa vie quand les Nyilas s’apercevront que la plupart des juives se sont enfuies.

La résistance intérieure

Elles seront seize à partir en déportation, dans le dernier convoi qui quittera Budapest pour les camps. Aux côtés d’Hanna et Lili, une jeune femme, Eva Dános, qui porte une immense affection à Lili. C’est par son témoignage que l’on connaîtra ce qui est advenu d’elles.
Après un voyage de cinq jours, les trois femmes arrivent à Ravensbrück, où elles vivront de décembre 1944 à février 1945 dans d’abominables conditions de vie. Là, il n’y a plus d’entretiens avec les anges : « survivre requiert toutes leurs forces ». Hanna et Lili font face à l’abomination avec courage, répétant, comme une incantation, qu’elles retrouveront Budapest et « qu’elles y cueilleront des cerises.» Elles ont soif de vie, veulent survivre, mais pas à n’importe quel prix. Lili, la sportive, fait en sorte de se soustraire au privilège de devenir Kapo « parce qu’il lui aurait fallu inévitablement battre des prisonnières » (DC, p.169). Elles demeurent indéfectiblement solidaires, partageant tout. Et surtout elles gardent leur dignité. Eva raconte ainsi : « Lili était toujours aussi belle : elle s’était débrouillée pour garder une écharpe rouge à pois et la drapait autour de sa tête avec toute l’élégance d’une lady » (DC, p.185). Et comme Lili souffrait beaucoup de toute la crasse du camp, Eva régulièrement descendait la nuit du châlit qu’elles partageaient pour humidifier un gant de toilette qu’elles avaient déniché, bravant les surveillantes du camp. (DC, p.185)
 « La façon dont Hanna et Lili se sont conduites à Ravensbrück est une inspiration. Elles se sont toujours considérées comme des émetteurs de lumière. » dit Eva (DC, p.171).
Peut-être auraient-elles pu survivre jusqu'à la libération  du camp, fin avril 45, mais le sort en voulut autrement. Début février, toutes trois sont « sélectionnées » pour aller travailler en usine. Elles sont embarquées le 15 février dans des wagons à bestiaux surchargés, sans nourriture, sans chauffage, vêtues de robes d’été infestées de lentes. Direction Burgau, un camp qui  travaille pour Messerschmitt, non loin de Dachau, c’est à dire à 700 km au sud de Ravensbrück. Un voyage qui durera quinze jours, sous les bombardements alliés. La faim, le froid, les maladies auront raison de la vie de la plupart des passagères. Hanna perdra la tête avant même de monter dans ce wagon qui deviendra leur tombe. Au matin du treizième jour, on la retrouvera, au petit matin, les « yeux grands ouverts, son visage portant les stigmates de la mort ». Lili vit encore, mais elle est atteinte du typhus. Eva tente par tous les moyens de la soulager. En vain. Lili agonise. Son corps est une plaie géante, mais elle veille encore à cacher son visage avec ses cheveux blonds qu’on lui a miraculeusement laissés. De temps en temps, elle appelle au secours. Puis d’une voix toute puissante s’écrie : « Mon Dieu si je sors vivante d’ici, je jure de consacrer toute ma vie au service de l’humanité » (DC, p.120).
Tels seront ses derniers mots. Elle mourra dans la nuit. Lili n’a pas sauvé sa vie, mais peut-être grâce à son talent et sa générosité en a-t-elle sauvé d’autres. Pierre Székely, témoigne : « Lili Strausz était une femme formidable, qui s'occupait de la gymnastique spirituelle. Elle a aussi peut-être sauvé ma vie, parce qu'elle m'a appris à ne pas me fatiguer, à me reposer partiellement avec d'autres muscles au travail et ça m'a énormément servi pendant des marches forcées ou des situations pénibles ».
Seule Eva survivra à ce voyage maudit. Eva qui écrit dans Le dernier convoi :
« Augsbourg, 4 mars ; les restes dénudés de Lili ont été enlevés et même si je le voulais je n’y reconnaîtrais pas le corps d’athlète plein de vitalité de mon amie » (DC, p.123). Et elle conclut, le cœur serré : « je n’aurai plus jamais à mes côtés la meilleure des amies, l’être humain le plus remarquable, la personne la plus talentueuse, l’âme la plus pure que j’ai jamais rencontrée : Lili » (DC, p.122).

Westfriedhof Augsbourg : En mémoire des 235 victimes de camps de concentration †1945 qui reposent ici
Westfriedhof Augsburg - Lili Strausz
Mémorial pour 235 victimes des camps de concentration †1945 au Westfriedhof (cimetière de l'Ouest) d'Augsbourg, où repose le corps de Lili (3). La plaque précise :
« Décédées dans les premiers jours de mars 1945 dans le "train en perdition" en provenance du camp de concentration de Ravensbrück et à destination de celui de Burgau ».


Françoise Maupin

(1) Pierre Székely (1923-2001), est un sculpteur hongrois qui fût l’élève de Hanna Dallos et dont l'oeuvre est marquée par l'influence de celle qu'il reconnaissait comme son maître.

(2) Vera Székely, née Harsányi (1919-1994), est une artiste hongroise qui fût d’abord nageuse. Elle a été entraînée par Gitta Mallasz jusqu'à participer aux Jeux olympiques de Berlin en 1936. Elle est ensuite devenue l’élève de Hanna. C’est elle qui a permis à Pierre Székely – qui allait devenir son mari – de la rencontrer et de rejoindre son atelier. Pendant les entretiens de Budaliget, ils ont habité l’appartement des parents de Hanna à Budapest et ont été les premiers lecteurs de ce qui allait devenir les Dialogues avec l’ange. Ils s’installeront en France après la guerre.

(3) Le mémorial a été érigé en 1950 par la municipalité d'Augsbourg. C'est bien Lili qui est enterrée là malgré l'orthographe différente de son nom et de son prénom, comme nous en avions acquis la certitude lors de notre enquête sur place en 2015. Depuis, une nouvelle plaque posée le 1er novembre 2021, rassemble les noms de Lili et de quatre autres femmes qui étaient avec elle dans le train à destination de Burgau. L'erreur sur son âge a été corrigée.

Sources
  • (DA) Dialogues avec l'ange. Édition intégrale, Aubier, Paris, 1990
  • (DC) Eva Langley-Dános, Le dernier convoi, Albin Michel, 2012 
  • (SB) Patrice Van Eersel, La source blanche. L'étonnante histoire des Dialogues avec l'Ange, Grasset, Paris, 1996 et Livre de poche